II

 

Notre carriole, attelée d’un petit cheval du Zuyderzée à grosse tête, les jambes courtes et poilues, le dos couvert d’une vieille peau de chien, courait depuis trois heures, de Leyde à l’Anse des Harengs, sans paraître avoir avancé d’un pouce.

Le soleil couchant projetait sur la plaine humide d’immenses reflets pourpres ; les mares flamboyaient et tout autour se dessinaient en noir les joncs, les roseaux et les prêles qui croissaient sur leurs rives.

Bientôt le jour disparut, et Cappelmans, sortant de ses rêveries, s’écria :

– Christian, enveloppe-toi bien de ta casaque, rabats les bords de ton feutre, et fourre tes pieds sous la paille. – Hue... Barabas... hue donc ! nous marchons comme des escargots.

En même temps il donnait l’accolade à sa cruche de skidam ; puis s’essuyant les lèvres du revers de la main, il me la présentait, disant :

– Bois un coup, de peur que le brouillard ne t’entre dans l’estomac. C’est un brouillard salé, tout ce qu’il y a de pire au monde.

Je crus devoir suivre l’avis de Cappelmans, et cette liqueur bienfaisante me mit aussitôt de bonne humeur.

– Cher Christian, reprit le vieux maître après un instant de silence, puisque nous voilà pour cinq ou six heures dans les brouillards, sans autre distraction que de fumer des pipes et d’entendre crier la charrette, causons d’Osterhaffen.

Alors le brave homme se mit à me faire la description de la taverne du Pot de Tabac, la plus riche en bières fortes et en liqueurs spiritueuses de toute la Hollande.

– C’est dans la ruelle des Trois-Sabots qu’elle se trouve, me dit-il. On la reconnaît de loin à sa large toiture plate ; ses petites fenêtres carrées, à fleur de terre, donnent sur le port. En face s’élève un grand marronnier ; à droite, le jeu de quilles longe un vieux mur couvert de mousse, et derrière, dans la basse-cour, vivent pêle-mêle des centaines d’oies, de poules, de dindons et de canards, dont les cris perçants forment un concert tout à fait réjouissant.

» Quant à la grande salle de la taverne, elle n’a rien d’extraordinaire ; mais là, sous les poutres brunes du plafond, au milieu d’un nuage de fumée bleuâtre, trône, dans un comptoir en forme de tonneau, le terrible Hérode Van Gambrinus, surnommé le Bacchus du Nord !

» Cet homme-là boit à lui seul deux mesures de porter ; l’aele triple et le lambic passent dans son estomac comme dans un entonnoir de fer-blanc ; il n’y a que le genièvre qui puisse l’assommer !

» Malheur au peintre qui met le pied dans cet enfer ! – je te le dis, Christian, il vaudrait mieux qu’il n’eût jamais vu le jour. – Les jeunes servantes aux longues tresses blondes s’empressent de le servir, et Gambrinus lui tend ses larges mains velues, mais c’est pour lui voler son âme : le malheureux sort de là, comme les compagnons d’Ulysse sortirent de la taverne de Circé ! »

Ayant dit ces choses d’un air grave, Cappelmans alluma sa pipe et se prit à fumer en silence.

Moi, j’étais devenu tout mélancolique, une tristesse insurmontable pénétrait dans mon âme. Il me semblait approcher d’un gouffre, et s’il m’eût été possible de sauter de la charrette – que Dieu me le pardonne ! – j’aurais abandonné le vieux maître à son entreprise hasardeuse.

Ce qui me retint encore, c’est l’impossibilité de retourner à travers des marais inconnus, par une nuit sombre. Il me fallut donc suivre le courant et subir le sort funeste que je prévoyais.

Vers dix heures, maître Andreusse s’endormit ; sa tête se prit à balloter contre mon épaule. Moi je tins bon encore plus d’une heure ; mais enfin la fatigue l’emporta et je m’endormis à mon tour.

Je ne sais depuis combien de temps nous jouissions du repos, lorsque la charrette s’arrêta brusquement, et que le voiturier s’écria :

« Nous y sommes ! »

Cappelmans fit entendre une exclamation de surprise, tandis qu’un frisson me parcourait de la tête aux pieds.

Je vivrais mille ans, que la taverne du Pot de Tabac, telle que je la vis alors, avec ses petites fenêtres scintillantes et sa grande toiture qui s’abaisse à quelques pieds du sol, serait toujours présente à ma mémoire.

La nuit était profonde. La mer, à quelque cent pas derrière nous, mugissait, et par-dessus ses clameurs immenses, on entendait nasiller une cornemuse.

Dans les ténèbres, on voyait danser des silhouettes grotesques aux vitres de la baraque. On aurait dit un jouet d’enfant, une lanterne magique, un mirliton posé là dans la nuit pour narguer la scène formidable.

L’allée fangeuse éclairée par une lanterne de corne laissait entrevoir des figures étranges, avançant et reculant dans l’ombre comme des rats dans un égout. La ritournelle poursuivait toujours son train, et ce bruissement nasillard, le petit cheval de Van Eyck, la tête basse, les pieds dans la boue ; Cappelmans, qui serrait sa grosse houppelande sur ses épaules en grelottant ; la lune, entourée de nuages, regardant à travers quelques crevasses lumineuses : tout confirmait mes appréhensions et me pénétrait d’une tristesse invincible.

Nous allions mettre pied à terre, quand, du milieu des ombres, s’avança brusquement un homme de haute stature, coiffé d’un large feutre, la barbe en pointe, le col rabattu sur le pourpoint de velours noir, et la poitrine ornée d’une triple chaîne d’or, à la manière des anciens artistes flamands.

– C’est vous, Cappelmans ? fit cet homme, dont le profil sévère se dessinait sur les petites vitres du bouge.

– Oui, maître ! répondit Andreusse tout stupéfait.

– Prenez garde ! reprit l’inconnu en levant le doigt ; prenez garde : le tueur d’âmes vous attend !

– Soyez tranquille ; Andreusse Cappelmans fera son devoir !

– C’est bien, vous êtes un homme : l’esprit des vieux maîtres est avec vous !

Ce disant, l’étranger s’enfonça dans les ténèbres, et Cappelmans, tout pâle, mais l’air ferme et résolu, descendit de la carriole.

Je le suivis plus troublé qu’il ne me serait possible de le dire.

De vagues rumeurs s’élevaient alors de la taverne. On n’entendait plus la cornemuse.

Nous entrâmes dans la petite allée sombre, et bientôt maître Andreusse, qui marchait le premier, s’étant retourné, me dit à l’oreille :

« Attention, Christian ! »

En même temps il poussa la porte, et sous les jambons, les harengs et les andouilles suspendus aux poutres noires, j’aperçus une centaine d’hommes assis autour de longues tables, rangées à la file ; les uns accroupis comme des magots, les épaules arrondies ; d’autres, les jambes écartées, le feutre sur l’oreille, le dos contre le mur, lançant au plafond des nuages de fumée tourbillonnante.

Ils avaient tous l’air de rire, les yeux à demi fermés, les joues bridées jusqu’aux oreilles, et semblaient plongés dans une sorte de béatitude profonde.

À droite, une large cheminée flamboyante envoyait ses traînées de lumière d’un bout de la salle à l’autre ; de ce côté, la vieille Judith, longue et sèche comme un manche à balai, la figure empourprée, agitait au milieu des flammes une grande poêle où pétillait une friture.

Mais ce qui me frappa surtout, ce fut Hérode Van Gambrinus lui-même, assis dans son comptoir, un peu à gauche, tel que me l’avait dépeint maître Andreusse, les manches de sa chemise retroussées jusqu’aux épaules sur ses bras velus, les coudes au milieu des chopes luisantes, les joues relevées par ses poings énormes, son épaisse tignasse rousse ébouriffée et sa longue barbe jaunâtre tombant à flots sur sa poitrine. Il regardait d’un œil rêveur la Pêche miraculeuse, suspendue au fond de la taverne, juste au-dessus de la petite horloge de bois.

Je le considérais depuis quelques secondes, lorsque, au-dehors, non loin de la ruelle des Trois-Sabots, la trompe du wachtmann se fit entendre, et dans le même instant, la vieille Judith, agitant sa poêle, se prit à dire d’un ton ironique :

– Minuit ! Depuis douze jours le grand peintre Van Marius repose sur la colline d’Osterhaffen, et le vengeur n’arrive pas.

– Le voici !... s’écria Cappelmans en s’avançant au milieu de la salle.

Tous les yeux se fixèrent sur lui, et Gambrinus, ayant tourné la tête, se prit à sourire en se caressant la barbe.

– C’est toi, Cappelmans ? dit-il d’un ton goguenard. Je t’attendais. Tu viens chercher la Pêche miraculeuse ?

– Oui, répondit maître Andreusse, j’ai promis à Van Marius de terminer son chef-d’œuvre ; je le veux, et je l’aurai !

– Tu le veux et tu l’auras ! reprit l’autre ; c’est bientôt dit, camarade. Sais-tu que je l’ai gagné, moi, la cruche au poing ?

– Je le sais. Et c’est la cruche au poing que j’entends le reprendre.

– Alors tu es bien décidé à jouer la grande partie ?

– Oui, j’y suis décidé. Que le Dieu juste me soit en aide. Je tiendrai ma parole, ou je roulerai sous la table !

Les yeux de Gambrinus s’illuminèrent :

– Vous l’avez entendu, s’écria-t-il en s’adressant aux buveurs, c’est lui qui me défie : qu’il soit fait selon sa volonté !

Puis se tournant vers maître Andreusse :

– Quel est ton juge ?

– Mon juge est Christian Rebstock, dit Cappelmans en me faisant signe d’approcher.

J’étais ému, j’avais peur.

Aussitôt l’un des assistants, Ignace Van den Brock, bourgmestre d’Osterhaffen, coiffé d’une grande perruque de chiendent, tira de sa poche un papier, et d’un ton de pédagogue il lut :

« – Le wôgt des biberons a droit au linge blanc, au verre blanc, à la blanche chandelle : qu’on le serve ! »

Et une grande fille rousse vint déposer ces choses à ma droite.

– Quel est ton juge, à toi ? demanda maître Andreusse.

– Adam Van Rasimus.

Cet Adam Van Rasimus, le nez fleuri, l’échine courbée et l’œil en coulisse, vint prendre place à côté de moi. On le servit de même.

Cela fait, Hérode, tendant sa large main par-dessus le comptoir à son adversaire, s’écria :

– N’emploies-tu ni sortilège ni maléfice ?

– Ni sortilège ni maléfice, répondit Cappelmans.

– Es-tu sans haine contre moi ?

– Quand j’aurai vengé Fritz Coppélius, Tobie Vogel le paysagiste, Roëmer, Nickel Brauer, Diderich Vinkelmann, Van Marius, tous peintres de mérite noyés par toi dans l’aele et le porter, et dépouillés de leurs œuvres, alors je serai sans haine.

Hérode partit d’un immense éclat de rire ; et les bras étendus, ses larges épaules rejetées en arrière contre le mur :

– Je les ai vaincus la cruche au poing, s’écria-t-il, honorablement et loyalement, comme je vais te vaincre toi-même. Leurs œuvres sont devenues mon bien légitime ; et quant à ta haine, je m’en moque et je passe outre. – Buvons !

Alors, mes chers amis, commença une lutte telle qu’on n’en cite pas deux comparables, de mémoire d’homme, en Hollande, et dont il sera parlé dans les siècles des siècles, s’il plaît au Seigneur Dieu : le blanc et le noir étaient aux prises ; les destins allaient s’accomplir !

Une tonne d’aele fut déposée sur la table, et deux pots d’une pinte furent remplis jusqu’au bord. Hérode et maître Andreusse vidèrent chacun le leur d’un trait. Ainsi de suite de demi-heure en demi-heure, avec la régularité du tic-tac de l’horloge, jusqu’à ce que la tonne fût vide.

Après l’aele on passa au porter, et du porter au lambic.

Vous dire le nombre de barils de bière forte qui furent vidés dans cette bataille mémorable me serait facile : le bourgmestre Van den Brock en a consigné le chiffre exact sur le registre de la commune d’Osterhaffen, pour l’enseignement des races futures ; mais vous refuseriez de me croire, cela vous paraîtrait fabuleux.

Qu’il vous suffise de savoir que la lutte dura deux jours et trois nuits. Cela ne s’était jamais vu !

Pour la première fois, Hérode se trouvait en face d’un adversaire capable de lui tenir tête ; aussi, la nouvelle s’en étant répandue dans le pays, tout le monde accourait à pied, à cheval, en charrette : c’était une véritable procession ; et comme beaucoup ne voulaient pas s’en retourner avant la fin de la lutte, il se trouva qu’à partir du deuxième jour, la taverne ne désemplit pas une seconde ; à peine pouvait-on se mouvoir, et le bourgmestre était forcé de frapper sur la table avec sa canne et de crier : « Faites place ! » pour qu’on laissât passer les garçons de cave apportant les barils sur leurs épaules.

Pendant ce temps-là, maître Andreusse et Gambrinus continuaient de vider leurs pintes avec une régularité merveilleuse.

Parfois, récapitulant dans mon esprit le nombre de moos qu’ils avaient bus, je croyais faire un rêve et je regardais Cappelmans le cœur serré d’inquiétude ; mais lui, clignant de l’œil, s’écriait aussitôt en riant :

– Eh bien, Christian, ça marche ! Bois donc un coup pour te rafraîchir.

Alors je restais confondu.

« L’âme de Van Marius est en lui, me disais-je ; c’est elle qui le soutient ! »

Quant à Gambrinus, sa petite pipe de vieux buis aux lèvres, le coude sur le comptoir et la joue dans la main, il fumait tranquillement, comme un honnête bourgeois qui vide sa chope le soir, en songeant aux affaires de la journée.

C’était inconcevable. Les plus rudes buveurs eux-mêmes n’y comprenaient rien.

Le matin du troisième jour, avant d’éteindre les chandelles, voyant que la lutte menaçait de se prolonger indéfiniment, le bourgmestre dit à Judith d’apporter le fil et l’aiguille pour la première épreuve.

Aussitôt il se fit un grand tumulte ; tout le monde se rapprochait pour mieux voir.

D’après les règles de la grande partie, celui des deux combattants qui sort victorieux de cette épreuve a le droit de choisir la boisson qui lui convient, et de l’imposer à son adversaire.

Hérode avait déposé sa pipe sur le comptoir. Il prit le fil et l’aiguille que lui présentait Van den Brock, et, soulevant sa lourde masse, les yeux écarquillés, le bras haut, il ajusta ; mais, soit que sa main fût réellement alourdie, ou que le vacillement des chandelles lui troublât la vue, il fut obligé de s’y reprendre à deux fois, ce qui parut faire une grande impression sur les assistants, car ils se regardèrent entre eux tout stupéfaits.

– À votre tour, Cappelmans ! dit le bourgmestre.

Alors maître Andreusse se levant, prit l’aiguille, et du premier coup il passa le fil.

Des applaudissements frénétiques éclatèrent dans la salle ; on aurait dit que la baraque allait s’écrouler.

Je regardai Gambrinus : sa large figure charnue était bouffie de sang, ses joues tremblaient.

Au bout d’une minute, le silence étant rétabli, Van den Brock frappa trois coups sur la table et s’écria d’un ton solennel :

– Maître Cappelmans, vous êtes glorieux en Bacchus !... Quelle est votre boisson ?

– Du skidam ! répondit maître Andreusse, du vieux skidam ! Tout ce qu’il y a de plus vieux et de plus fort !

Ces mots produisirent un effet surprenant sur le tavernier.

– Non ! non ! s’écria-t-il ; de la bière, toujours de la bière : pas de skidam.

Il s’était levé tout pâle.

– J’en suis fâché, dit le bourgmestre d’un ton bref ; mais les règles sont formelles : qu’on apporte ce que veut Cappelmans.

Alors Gambrinus se rassit comme un malheureux qui vient d’entendre prononcer sa condamnation à mort, et l’on apporta du skidam de l’an XXII, que nous goûtâmes, Van Rasimus et moi, afin de prévenir toute fraude ou mélange.

Les verres furent remplis et la lutte continua.

Toute la population d’Osterhaffen se pressait aux fenêtres.

On avait éteint les chandelles. Il faisait grand jour.

À mesure que la lutte approchait du dénouement fatal, le silence devenait plus grand. Les buveurs, debout sur les tables, sur les bancs, les chaises, les tonnes vides, regardaient attentifs.

Cappelmans s’était fait servir une andouille et mangeait de bon appétit ; mais Gambrinus ne se ressemblait plus à lui-même ; le skidam le stupéfiait ! Sa large face cramoisie se couvrait de sueur, ses oreilles prenaient des teintes violettes, ses paupières s’abaissaient, s’abaissaient. Parfois un tressaillement nerveux lui faisait relever la tête ; alors, les yeux tout grands ouverts, la lèvre pendante, il regardait d’un air hébété ces figures silencieuses pressées les unes contre les autres ; puis il prenait sa cruche à deux mains et buvait en râlant.

Je n’ai rien vu de plus horrible en ma vie.

Tout le monde comprenait que la défaite du tavernier était certaine.

« Il est perdu ! se disait-on. Lui qui se croyait invincible, il a trouvé son maître ; encore une ou deux cruches, et tout sera fini ! »

Cependant quelques-uns prétendaient le contraire ; ils affirmaient qu’Hérode pouvait tenir encore trois ou quatre heures, et Van Rasimus offrait même de parier une tonne d’aele, qu’il ne roulerait sous la table que vers le coucher du soleil ; lorsqu’une circonstance, en apparence insignifiante, vint précipiter le dénouement.

Il était près de midi.

Le garçon de cave Nickel Spitz emplissait les cruches pour la quatrième fois.

La grande Judith, après avoir essayé de mettre de l’eau dans le skidam, venait de sortir tout en larmes ; on l’entendait pousser des gémissements lugubres dans la chambre voisine.

Hérode sommeillait.

Tout à coup la vieille horloge se mit à grincer d’une façon bizarre, les douze coups sonnèrent au milieu du silence ; puis le petit coq de bois, perché sur le cadran, battit des ailes et fit entendre un ko-ko-ri-ko prolongé.

Alors, mes chers amis, ceux qui se trouvaient dans la salle furent témoins d’une scène épouvantable.

Au chant du coq, le tavernier s’était levé de toute sa hauteur, comme poussé par un ressort invisible.

Je n’oublierai jamais cette bouche entrouverte, ces yeux hagards, cette tête livide de terreur.

Je le vois encore étendre les mains pour repousser l’affreuse image. Je l’entends qui s’écrie d’une voix strangulée :

« Le coq ! oh ! le coq !... »

Il veut fuir... mais ses jambes fléchissent !... et le terrible Hérode Van Gambrinus tombe comme un bœuf sous le coup de l’assommoir, aux pieds de maître Andreusse Cappelmans.

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Le lendemain, vers six heures du matin, Cappelmans et moi nous quittions Osterhaffen, emportant la Pêche miraculeuse.

Notre entrée à Leyde fut un véritable triomphe ; toute la ville, prévenue de la victoire de maître Andreusse, nous attendait dans les rues, sur les places : on aurait dit un dimanche de kermesse ; mais cela ne parut faire aucune impression sur l’esprit de Cappelmans. Il n’avait pas ouvert la bouche tout le long de la route, et semblait préoccupé.

À peine arrivé chez lui, son premier soin fut de consigner sa porte :

– Christian, me dit le brave homme en se débarrassant de sa grosse houppelande, j’ai besoin d’être seul ; retourne chez ta tante et tâche de travailler. Quand le tableau sera fini, j’enverrai Kobus te prévenir.

Il m’embrassa de bon cœur et me poussa doucement dehors.

Ce fut un beau jour, lorsque, environ six semaines plus tard, maître Andreusse vint me prendre lui-même chez dame Catherine et me conduisit dans son atelier.

La Pêche miraculeuse était suspendue contre le mur, en face des deux hautes fenêtres.

Dieu, quelle œuvre sublime ! Est-il possible qu’il soit donné à l’homme de produire de telles choses !... Cappelmans avait mis là tout son cœur et tout son génie : l’âme de Van Marius devait être satisfaite.

Je serais resté jusqu’au soir, muet d’admiration, devant cette toile incomparable, si le vieux maître, me frappant tout à coup sur l’épaule, ne m’avait dit d’un ton grave :

– Tu trouves cela beau, n’est-ce pas, Christian ? Eh bien, Van Marius avait encore une douzaine de chefs-d’œuvre pareils dans la tête. Malheureusement, il aimait trop l’aele triple et le skidam ; son estomac l’a perdu ! C’est notre défaut, à nous autres Hollandais. Tu es jeune, que cela te serve de leçon ; – le sensualisme est l’ennemi des grandes choses !